Le prophète

CHRONIQUES DE MEDITIA

Épisode 2 – Spectacles

Le port de Sari était animé en ce début de soirée. Les nombreux pêcheurs hurlaient leurs ordres tandis que des marins déchargeaient la pêche du jour. Yàson posa la dernière caisse de poissons sur la balance du commerçant et détala à toutes jambes vers la place du village.

Le jeune homme jeta un rapide regard en arrière : son grand-père hurlait déjà, vitupérant sur tous ceux qui croisaient son chemin. Yàson était déjà en retard et il n’avait pas le temps de tempérer la fureur du vieil homme. Il remonta la rue principale, haletant. À mesure qu’il se rapprochait, il entendit les rires et discussions de la foule rassemblée pour écouter le Conteur.

Il y avait beaucoup de monde ce soir. D’un rapide coup d'œil, il jaugea que les 3 quarts du village étaient présents. La foule était compacte et les places assises du petit théâtre aménagé à la hâte étaient presque toutes prises. Certains individus s’étaient perchés sur des bancs ou des caisses de fortune dans l’espoir d’avoir une vision claire sur le Conteur.

Yàson dépassait d’une demi-tête la foule et put ainsi apercevoir Léda, au premier rang. Elle défendait jalousement une place voisine inoccupée. Utilisant sa large musculature et ses épaules saillantes, le jeune homme fendit la foule en s’excusant à chaque pas.

Léda l’aperçut enfin et lui fit signe d’approcher. Elle acheva de congédier une jeune fille trop dénudée et maquillée à outrance. Yàson entendit le juron de cette dernière alors qu’elle allait rejoindre ses amis et il sourit. Avant de s'asseoir sur la place acquise victorieusement, il déposa un baiser sur le front de sa bien-aimée.

— Merci d’avoir gardé ma place. Elles vont t’en vouloir jusqu’à ta mort, dit-il en riant, ce sont leurs places d’habitude.
— Ces garces font des yeux doux au Conteur depuis le premier soir, fulmina-t-elle, les places doivent tourner, c’est la règle !

Yàson balaya l’auditoire du regard, happant au passage les murmures, les postures, les regards avides. Des familles entières étaient présentes, des femmes seules, des hommes en bande amicale venus passer la soirée et même quelques badauds venus de villages voisins. Son regard s'arrêta sur un homme qui ressortait de la foule autant que les soleils de Meditia sur le bleu du ciel. Assis au dernier rang sur la droite, un chevalier en armure complète attendait, les bras croisés. Une épée massive dépassait de son dos comme une menace silencieuse. Yàson n’avait que trop peu eu l’occasion d’admirer une des armures issues des forges des Archipels Brûlants. Les plaques irisées de Mycérium d’un bleu profond, se repositionnaient légèrement suivant les mouvements de la respiration du Chevalier. Au centre du plastron, siégeait la Tour de Nimy, symbole du Roi de Phaross.

— Qu’est-ce qu’il fait là ? demanda mécaniquement Yàson.
Léda se retourna.
— Le chevalier ? Aucune idée mais il était là avant tout le monde. Je crois que le Conteur n’est pas très à l’aise, répondit-elle en pointant le doigt vers la scène.

En effet, le rideau était resté fermé et 3 des disciples du Conteur étaient disposés en cercle et regardaient la foule suspicieusement. Quelque chose clochait. Les chevaliers sortaient rarement de la capitale et surtout, ne perdaient pas leur temps à venir dans ce coin perdu de l’Archipel. La présence d’un garde royal indiquait clairement que le Roi s’intéressait au Conteur. De quelle manière, cela restait à déterminer.

Le théâtre était maintenant saturé de monde. La cacophonie régnait et derrière le rideau légèrement ouvert, Yàson pouvait voir le Conteur se disputer avec un de ses disciples. Le jeune homme aurait tout donné pour entendre ce qu’ils se disaient. D’un geste, le Conteur congédia son interlocuteur.

Le rideau s’écarta dans un souffle. Le Conteur s’avança lentement, porté par une démarche à la fois assurée et humble. Sa toge flottait à peine, comme s’il glissait sur le sol. Il était grand et musclé comme un guerrier de jadis. Il portait, la tête haute, une longue natte tressée sur le côté encadrant un visage fort et souriant.

Il leva la main, et le silence s’abattit. Un silence dense, presque sacré.

Il regarda l’assemblée. Un long instant.Puis il parla.

— Ils avaient combattu.Ils avaient conquis. Ils rentraient. Le vent derrière eux, la félicité devant.

Une brume pâle jaillit entre ses mains et, lentement, forma les courbes d’un navire.

— De pillages en victoires, ils avaient chargé leur vaisseau de richesses et d’orgueil.
Mais l’orgueil... a toujours un prix.

Il fit un pas de côté. La brume s’étira, devint mer, vagues et chant de marin. Une île apparut.

La gorge de Yàson se serra : ce qu’il voyait ne pouvait être réel. Ce théâtre n’était pas équipé de fumigènes, et encore moins d’holoprojecteurs. L’image qui se formait devant ses yeux était produite par le Conteur. Il n’y avait pas d’êtres capables de miracles sur Phaross, pas même les prêtres du Maître de Toute Chose. Les seuls à maîtriser un tel art vivaient sur G’tie. Les sorcières de G’tie, gavées au Mucus concentré, pouvaient manipuler la matière, mais le prix à payer était lourd. Leur vie était aussi fragile qu’une bougie dans une tempête, et la plupart d’entre elles mourraient. Mais il n’était clairement pas question de ça ici.

— Une île. Une promesse. Un repos mérité, pensaient-ils.
Mais l’île ne voulait pas d’eux. Elle appartenait aux Dieux.

La fumée se creusa, devint roche, devint grotte.

— Ils entrèrent. Torches levées, cœurs confiants.Ils n’auraient pas dû.

Un grondement résonna. Dans la brume, une silhouette immense se redressa.

— Il n’avait qu’un œil. Mais dans cet œil… toute la colère du monde.

La foule retint son souffle. Le Conteur continua, plus bas.

— Le combat fut rude. Les lames crièrent, le sang appela les dieux.
Et Ulysse, par la ruse, fit choir la bête.

Il marqua une pause. Sa voix, soudain, se fit sombre.

— Mais en crevant l’œil de la bête, il en ouvrit d’autres.
Des yeux anciens. Des yeux avides. Des yeux que nul ne referme une fois ouverts.

Un éclat de lumière. Des yeux maléfiques emplirent la scène, immense. La foule eut un mouvement de recul.

— Il vut. Il sut. Et dès lors, sa malédiction s’abattit.

Le tableau dura plus d’une heure. Yàson n’en perdait pas une miette et il vibra avec tout l'auditoire lorsque les marins furent confrontés à des difficultés croissantes que leur Dieu mit sur leur chemin. Finalement, lorsqu’enfin le héros du Conte toucha terre pour retrouver les siens, le public explosa en applaudissements. Il retrouvait sa femme et son fils, en un moment touchant de tendresse.

La scène se brouilla subitement et les yeux menaçants réapparurent. Pas exactement identiques aux premiers. Sur ceux-ci, une fente latérale représentait l’iris. Un éclair en sortit et frappa le sol où se trouvait le Conteur.

Puis ce fut le Chaos. Les éclairs se mirent à pleuvoir sur la foule, frappant au hasard, renversant des groupes entiers. Les gens fuirent en hurlant. Yàson aperçut le Conteur : il semblait lutter contre la vision qu’il avait provoquée. Le jeune homme attrapa Léda par le bras au moment précis où des éclairs embrasèrent plusieurs malheureux. Les éclairs semblaient, pour l’instant, épargner la scène. Vif d’esprit, Yàson y poussa Léda sans réfléchir.

Il rejoignit Léda, et se retrouva nez à nez avec les yeux immenses. Des voix résonnèrent dans sa tête. Une cacophonie horrible dans une langue qu’il ne comprenait pas : il se prit la tête à deux mains et cria, couvrant à peine le bruit de la foudre.

Il lutta de toutes ses forces pendant ce qui semblait une éternité. La voix affolée de Léda lui parvint, mais les mots n’avaient plus de sens. Il ne pouvait pas lui répondre. Il releva la tête, grimaçant de défi envers les yeux. Ils se rapprochaient inexorablement. Ils allaient l’engloutir. Il vit le blanc aveuglant d’une énergie chargée au fond des pupilles. Le prochain éclair serait pour lui, il le savait. Et il n’y avait plus d’échappatoire.

Du coin de l'œil, il vit Léda se tourner vers le Conteur. Il comprit qu’elle criait à l’aide. Alors le Conteur se releva et d'énormes ailes blanches aux longues plumes d’oie se déployèrent dans son dos. D’un bond trop rapide pour l'œil, le Conteur se jeta sur les deux jeunes.

— Tout ira bien.

La voix du Conteur, calme et humaine, fut la dernière chose que Yàson entendit, tandis qu’une explosion le fit basculer dans l’inconscience.


Retrouvez les anciens épisodes : PDF EPUB

Poursuivez votre aventure sur Meditia avec le roman Chroniques de Meditia - Un Dieu sous le Sable